Comme rarement ailleurs, au Congo, l’Eglise défie le Pouvoir

Comme rarement ailleurs, au Congo, l’Eglise défie le Pouvoir

Recherche, Science, Histoire, des domaines peu en phase aujourd’hui au Congo. L’Université n’est plus ce qu’elle fut. D’où la perte des repères. Comment expliquer l’influence, la puissance de l’église catholique romaine sans une plongée dans l’Hitsoire? Sait-on que les missions catholiques ont joué un rôle capital dans le développement de l’enseignement au Congo, que l’Eglise catholique a, au Congo, compté dans les années 70, plus de trois mille prêtres encadrés par quarante-huit évêques et, qu’en 1933 eut lieu à Kisantu le premier congrès eucharistique jamais organisé en Afrique noire? Ceci n’explique-t-il pas cela?

Monseigneur Joseph-Albert Malula, archevêque de Kinshasa, en exil volontaire à Rome, le journal catholique zaïrois Afrique chrétienne placé sous séquestre, une violente campagne de presse dirigée par les autorités kinoises contre le prélat mis à l’index et ceux qui le soutiennent, des manifestations organisées en faveur du général Mobutu dans la capitale zaïroise, tels sont les principaux éléments qui rendent compte de la matérialité de l’épreuve de force engagée dans l’ancien Congo belge entre l’Eglise et l’Etat.

L’« affaire Malula », qui n’a guère ému l’opinion internationale, a, en revanche, suscité de vives réactions à la fois dans la presse belge et dans quelques journaux catholiques d’Afrique noire. Il est vrai qu’elle est intéressante en elle-même, qu’elle a connu quelques précédents fâcheux au Ghana, en Guinée et au Cameroun notamment et qu’elle s’inscrit dans un contexte politique et économique dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.

Pour la presse d’outre-Quiévrain, c’est la Libre Belgique qui a mené l’offensive, n’hésitant pas à parler d’«Eglise du silence ». Mais la plupart des autres quotidiens belges ont adopté une attitude très critique à l’égard du président de la République zaïroise.

Pour la presse catholique d’Afrique noire francophone, la Semaine, publiée à Brazzaville, et Afrique nouvelle, éditée à Dakar, ont été à la pointe du combat. Elles ont immédiatement indiqué que la seule position possible était, à leur avis, une solidarité sans faille avec le prélat sur lequel le chef de l’Etat zaïrois avait jeté l’anathème. « Après Lumumba, Malula », titrait la Semaine, plus libre dans ses propos sur le Zaïre que sur la République populaire du Congo. Pour la direction d’Afrique nouvelle, le cardinal Malula est « victime d’une authenticité douteuse ». Et l’un des commentateurs de ce journal écrivait récemment : « Mobutu dit « le droit zaïrois avant le droit canon ». Mais cela va contre le souci d’authenticité. Dans le monde bantou, « le sorcier passe avant le chef », ajoutant : « Or en « République » du Zaïre, on est en monarchie absolue avec des «à plat ventre ». On devrait donc penser à la suprématie ou au moins à l’égalité des deux droits ».

L’origine de l’affrontement entre Mgr Malula et le général Mobutu – qui se trouvait d’ailleurs en vacances en Suisse au moment où la radiodiffusion zaïroise commença à vilipender le prélat – réside dans d’acerbes controverses sur l’«authentification ancestrale».

Après avoir substitué le nom du Zaïre à celui du Congo, les autorités de Kinshasa ont commencé à débaptiser les lieux publics et les villes. C’est ainsi que le Katanga a pris pour nom le Shaba, que le mont Stanley est devenu le mont Ngaliema et que le Stanley-Pool est désormais dénommé Pool-Malebo.

Ces initiatives, sûrement accueillies avec quelque amertume à Bruxelles, n’ont nullement choqué les chrétiens congolais. Ceux-ci ont admis également que disparaissent des grandes artères ou des places de Kinshasa les statues de l’explorateur Stanley et des souverains belges Léopold II et Albert Ier, qui y figuraient encore douze ans après l’indépendance. A ce sujet, un hebdomadaire africain notait : « C’est montrer que les Africains ne sont pas des nostalgiques d’un passé colonial dont ils n’ont pas lieu d’ailleurs d’être totalement fiers. C’est affirmer qu’ils sont plutôt préoccupés du présent et tournés vers l’avenir. C’est clamer qu’ils ne sauraient se reconnaître dans les personnages étrangers, fussent-ils des héros. Ce geste de décolonisation, qui est un acte de courage, ne saurait recueillir que l’adhésion enthousiaste et totale ».

En revanche, le fait de contraindre des Zaïrois chrétiens à renoncer à leur nom de baptême n’a pas été apprécié. Et, se faisant l’interprète de beaucoup de ses coreligionnaires, Lucien Basse écrivait à ce sujet dans Afrique nouvelle : «Lorsque Jean-Baptiste Alvès (ministre du commerce) devient J.B. Lanza, lorsque Pierre André (ministre de l’agriculture) prend le nom de Pierre Kayinga et Mario Cardoso (ministre des affaires étrangères) celui de Mario Losembe, je ne trouve pas, comme certains, qu’il y ait là un quelconque reniement du père au bénéfice de la mère. Je mets seulement en doute la sincérité de tels changements, dictés, semble-t-il, uniquement par le souci de sauvegarder sa place et ses intérêts ». De là, à ironiser sur « le travail inutile donné aux officiers d’état civil » et à gloser sur les prénoms qu’a cru bon de se donner le président de la République zaïroise, il n’y eut qu’un pas très vite franchi. Et l’épiscopat zaïrois réagit dans une note intitulée « Le christianisme source de l’authenticité » où on peut lire particulièrement l’affirmation suivante : « L’Eglise catholique n’a pas pour mission d’amener les Africains à se renier eux-mêmes. Au contraire, elle les aide non seulement à se découvrir eux-mêmes comme étant appelés à être fils de Dieu dans le Christ, mais aussi à découvrir que c’est en Jésus-Christ que tout s’accomplit, se renouvelle et atteint le terme parfait de tout ce qui existe dans la tradition humaine ».

En principe signée par cinquante-cinq prélats zaïrois, cette note, qui condamne en termes énergiques « le reniement des valeurs de la tradition chrétienne », n’a évidemment pas été appréciée par les dirigeants de Kinshasa. L’escalade a conduit à l’impasse actuelle.

HUIT MILLIONS DE CATHOLIQUES ZAIROIS.

Cette impasse est d’autant plus regrettable que l’on s’est manifestement mal compris de part et d’autre. Enfin, comme la catholicité zaïroise occupe une place importante dans l’ancienne colonie belge, il faut éviter tout ce qui pourrait la placer en marge de la communauté nationale.

Pour les autorités de Kinshasa, le recours aux prénoms hérités de la tradition africaine est un appel à la force vitale des grands aïeux. Repousser les prénoms européens vise à faire porter l’attention vers un modèle communautaire et collectif de développement. Il s’agit moins de rejeter les saints du calendrier liturgique romain que de condamner l’aliénation culturelle véhiculée par ceux qui ont fait connaître ces noms en terre zaïroise. Comme il a eu l’occasion de l’expliquer lui-même, notamment dans les colonnes de la presse belge, le général Mobutu veut en fait « décoloniser mentalement » ses concitoyens. Aussi, à ceux qui ont hâtivement interprété l’abandon des prénoms comme un rejet pur et simple de l’Occident, et notamment du progrès technologique qu’il a apporté en Afrique, le commentateur de la Dépêche de Lubumbashi répondait-il avec colère : «Si le cardinal Malula avait reçu la doctrine judéo-chrétienne avec une âme propre à lui, il n’aurait pas été obligé de s’exprimer dans ce langage d’emprunt que l’on sait. Il aurait surtout saisi la profondeur du message présidentiel. Répétons-le encore une fois, pour le général Mobutu, et pour tout homme sensé, l’authenticité n’exclut nullement la technologie. Bien au contraire, elles sont même faites pour se compléter ».

Chez les catholiques, le sentiment d’amertume est dû au fait qu’au Congo l’Eglise romaine fut la première à donner l’exemple de l’africanisation, à une époque où l’administration coloniale tournait résolument le dos à toute forme d’intégration.

C’est en 1971 que fut ordonné, à Baudouinville, le premier prêtre congolais, alors que la force publique ne comptait encore dans ses rangs, au moment de la proclamation de l’indépendance, que des hommes de troupe ou des sous-officiers. Les missions catholiques jouèrent un rôle capital dans le développement de l’enseignement au Congo.

Dans la presse, leur action fut également décisive et on comptait à l’époque belge déjà plus de quatre-vingts publications périodiques, parmi lesquelles le Courrier d’Afrique. Les nombreuses congrégations religieuses implantées en territoire congolais comptaient un nombre impressionnant de catéchumènes, et, à l’heure actuelle, plus de huit millions de Zaïrois sont baptisés, ce qui représente plus du tiers de la population du pays. L’Eglise zaïroise compte plus de trois mille prêtres encadrés par quarante-huit évêques.

En 1933 eut lieu à Kisantu le premier congrès eucharistique jamais organisé en Afrique noire, tandis qu’en 1956 était sacré le premier évêque congolais, Mgr Kimbondo, auparavant évêque auxiliaire de Kisantu. En 1957 fut créée à Lovanium la première faculté de théologie catholique d’Afrique noire. Deux années plus tard, étaient sacrés deux nouveaux évêques congolais, dont Mgr Joseph-Albert Malula. La même année, alors que le gouvernement belge hésitait encore à procéder à des réformes politiques, l’épiscopat du Congo belge et du Ruanda-Urundi proclamait dans une lettre pastorale : «L’Eglise qui a été la première à confier des responsabilités importantes aux Africains veut favoriser l’accession à l’indépendance en mettant à la disposition de ceux qui veulent organiser les rouages de l’Etat les lumières de la doctrine chrétienne… ».

Mgr Malula lui-même n’avait jamais caché que le Congo devait rapidement accéder à la souveraineté internationale et en 1958, à Bruxelles, où il était venu à l’occasion de l’ « Expo », il avait déclaré sans détour : « Mieux vaut accorder l’indépendance un quart d’heure trop tôt qu’un quart d’heure trop tard ». Mais sans doute la personnalité du prélat est-elle trop forte pour que n’éclatent pas un jour ou l’autre de sérieux différends avec le pouvoir temporel. En 1960 déjà, dans un homélie restée célèbre à Kinshasa, il dénonça en termes très sévères les violences que laissait perpétrer le premier ministre Patrice Lumumba. En 1968, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Zaïre, il admettait : « Je suis parfois amené à prendre position en certaines circonstances que j’estime influencer le bien réel, non seulement pour les chrétiens, mais pour tous les Congolais. Ce sont des prises de position qui ne plaisent pas toujours aux membres du gouvernement mais que j’estime être nécessaires à la paix et à l’entente entre les peuples… ».

REVOLUTION CULTURELLE A KINSHASA.

Si, malgré tous les efforts patiemment et discrètement déployés par la diplomatie vaticane, l’ « affaire Malula » a pris de telles proportions, c’est parce qu’une véritable révolution culturelle est en cours à Kinshasa. Toujours résolument attaché à donner une nouvelle image de marque à son pays, le général Mobutu veut que ses concitoyens se plient aux règles qu’il édicte et admettent que la solution de tous leurs problèmes passe par ses seules décisions. Tous les obstacles doivent en conséquence disparaître et toutes les volontés doivent plier devant autorité de l’Etat.

Enrôlés dans l’armée ou emprisonnés, les contestataires étudiants ont été brisés. Traduits en justice sous l’accusation de complot, les tièdes et les hésitants ont été évincés, quel que fut leur rang. Le bureau politique du parti unique a été entièrement épuré. Le gouvernement a été remanié profondément et, tandis que le nombre des ministres était ramené de vingt-huit à vingt-cinq, d’importantes personnalités comme M. Losembe, alias Mario Cardoso étaient purement et simplement destituées. Le cas de M. Losembe, en excellents termes avec la hiérarchie catholique, souligne, dit-on, le déclin momentané de l’influence du «clan des métis», qui compte de nombreux représentants dans la fonction publique et dans la bourgeoisie d’affaires. Il est clair, de toute façon, que le chef de l’Etat n’entend pas, dans la controverse qui l’oppose à Mgr Malula, se laisser impressionner par le fait que beaucoup de membres de son gouvernement sont, comme lui-même, catholiques.

Des considérations d’ordre économique peuvent également expliquer l’attitude autoritaire du général Mobutu. En effet, la chute des cours du cuivre, qui préoccupe vivement M. Kenneth Kaunda, président de Zambie, et l’incite à faire évoluer son pays vers le régime du parti unique pour le mieux tenir en main, ne laisse pas indifférent le président de la République zaïroise.

Dans ces perspectives, à Kinshasa comme à Lusaka, les mêmes difficultés économiques pourraient entraîner la même radicalisation des méthodes de fondement. Or le dernier rapport publié par la Banque du Zaïre est un document qui dresse avec lucidité le bilan de santé de l’économie nationale. Il constate que le taux de croissance a progressé plus modérément en 1971 qu’au cours des trois années précédentes. Il souligne, d’autre part, que l’augmentation des dépenses publiques et l’évolution défavorable de la conjoncture internationale ont entraîné un déficit de la balance des paiements.

AILLEURS, EN AFRIQUE NOIR.

Enfin, il ne faut avoir garde d’oublier que le pouvoir spirituel a déjà eu, ailleurs en Afrique noire, l’occasion d’entrer en conflit avec les autorités temporelles, notamment au Ghana, en Guinée et au Cameroun.

En août 1961, le Dr Richard Rosewaere, évêque anglican d’Accra, était expulsé de la capitale ghanéenne une première fois. Autorisé à revenir en novembre, il était définitivement expulsé en janvier 1962. Le Dr Kwame Nkrumah et ses amis reprochaient au prélat d’avoir critiqué le culte de la personnalité dont faisait l’objet le chef de l’Etat, l’Osagyefo (le « Rédempteur »), et d’être intervenu en faveur d’opposants emprisonnés.

L’Evening News, qui était alors le porte-parole du parti unique, dénonça alors « le perfide et faux prophète » et exigea son châtiment, estimant qu’il s’ingérait dans les affaires internes du Ghana.Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1971, Mgr Raymond-Marie Tchidimbo, archevêque de Conakry, était arrêté dans sa cathédrale. Quelques semaines plus tard, il passait en jugement et était condamné aux travaux forcés à perpétuité après s’être accusé d’avoir appartenu au « réseau allemand de la cinquième colonne » qui projetait l’éviction de M. Sekou Touré de la présidence de la République. Prélat nationaliste, administrateur du diocèse de Conakry depuis l’expulsion des missionnaires européens par les dirigeants guinéens en août 1961 Mgr Tchidimbo avait toujours défendu avec passion la personnalité africaine et avait toujours coopéré avec le gouvernement de son pays. Mais il avait refusé de jeter l’anathème sur les opposants au régime de M. Sekou Touré et avait condamné publiquement une répression dont il était trop intelligent pour ne pas savoir qu’il serait un jour la victime.

Le cas de Mgr Albert Ndongmo, évêque de Nkongsamba, est sensiblement différent. Convaincu de collusion avec les rebelles camerounais, Mgr Ndongmo, dont M. Ahidjo avait vainement demandé le rappel à Rome au nonce apostolique en poste à Yaoundé, n’avait point des rapports avec l’Etat les mêmes conceptions que son supérieur hiérarchique, Mgr Zoa, archevêque de Yaoundé. Arrêté en août 1970, condamné à mort en janvier 1971 et gracié quelques jours plus tard, ce clerc, qui s’était accusé de « tentative de coup d’Etat spirituel », coulerait actuellement, dit-on, une existence discrète dans un couvent de la banlieue romaine. En fait, les autorités camerounaises s’en prirent ici non à la liberté religieuse mais aux agissements d’un homme dont le rôle de complice des rebelles camerounais ne fut jamais entièrement éclairci.

En tout état de cause, le Ghana, la Guinée et le Cameroun ne constituent pas des exemples isolés. En bien d’autres endroits en Afrique et en bien d’autres circonstances, les forces spirituelles doivent compter, dans l’exercice de leur mission, avec d’éventuelles difficultés avec le pouvoir établi. C’est ainsi qu’en Rhodésie ou en République Sud-Africaine, pour nous limiter à la seule Afrique australe, membres de la hiérarchie et simples ministres du culte se trouvent en affrontement permanent avec ceux qui détiennent les rênes du pouvoir.

Philippe Decraene.

Le Monde Diplomatique,

Paris, mars 1972.

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