Comment «guérir le Congo du mal zaïrois»
C’est un livre susceptible de faire référence : « Guérir le Congo du mal zaïrois» (Paris, L’Harmattan, juillet 2021, 372 pages). Pas moins! Docteur en Économie de l’Université japonaise de Tsukuba, professeur à l’Université de Kinshasa, Vice-Premier ministre en charge du Budget, l’auteur Daniel Mukoko Samba a tout pour porter une thérapeutique. Il revient au Congo en 1996, après neuf ans au Japon pour son doctorat, et se retrouve, comme il s’y attendait, absorbé par la fournaise de la guerre de l’AFDL qui emporte le régime Mobutu. «La transition politique ratée d’avril 1990 avait tourné (le pays) en un véritable plongeon dans l’abîme. L’économie nationale était en lambeaux. La réforme monétaire de septembre 1993 avait accéléré les déséquilibres de plus en plus profonds entre les espaces politiques et aggravé le fossé entre les élites et les masses», écrit-il. Au lendemain de l’indépendance, un économiste de la Banque Mondiale du nom de Kamarck annonce que sept pays africains dont le Congo, allaient enregistrer des taux de croissance économique parmi les plus élevés au monde (7% par an) et déclasser ceux d’Asie de l’Est « au sujet desquels les pronostics étaient défavorables ». Le Botswana fait certes 6,4%, mais la Corée du Sud réalise 5,8%, Singapour 5,6%, la Malaisie 3,9%. Le Congo plonge : une perte de 3,3% par an. Il n’y aura pas de «tigres africains» mais de « tigres asiatiques». «Le Congo est généralement présenté comme un gâchis, un cas désespéré, un pays à la tête duquel se succèdent des dirigeants incapables et prédateurs », écrit Daniel Mukoko Samba qui veut « démêler les mailles d’une toile complexe ». S’il dit ne pas proposer « certainement la solution miracle », il est «convaincu que les facteurs qui constituent les éléments essentiels de la tragédie congolaise sont éparpillés entre plusieurs axes» qu’il présente dans « un récit cohérent pour les rendre intelligibles ». Juste l’auteur d’une Nouvelle société zaïroise, livre paru en 1994, précise-t-il que par « mal zaïrois », il entend « l’impuissance de l’action publique » sans faire « référence à un système qui serait spécifique au régime Mobutu ». Chapitre 7 : Transformer l’État pour développer le Congo. Bonnes feuilles.
Esquisse d’un programme développementaliste pour le Congo.
Parler d’un État développemental au Congo peut paraître utopique tant la structure étatique que nous avons décrite dans les pages précédentes apparaît comme étant située à des années lumière de ces États d’Asie du Sud-Est caractérisés par une forte coordination des politiques publiques assurée par des élites disciplinées et totalement engagées à la réussite des projets nationaux. Rappelons que voulant catégoriser les États sur une échelle linéaire, Evans (1995) avait identifié trois types:
l’État prédateur, l’État intermédiaire, et l’État développemental. Le Congo était le prototype de l’État prédateur tandis que la Corée du Sud était le prototype de l’État développemental. Passer d’un État prédateur à un État développemental est un véritable tour à 180 degrés. Je suis d’avis, avec Whitfield et Therkildsen (2011), qu’en matière de développementalisme, il ne sert à rien d’envisager de grandes stratégies. La formation d’un État est en effet un processus trop complexe qui ne se prête nullement à des schémas préétablis. Les state-builders l’ont appris à leurs dépens en Irak, en Afghanistan, et partout ailleurs où ils ont tenté de créer un nouvel État après une opération militaire. Au contraire, la formation d’un État ne peut se réaliser qu’à travers un processus de type learning-by-doing, le plus important étant de disposer de lignes directrices pour guider l’action. C’est l’objet de cette section.
Mon intention dans cette section est donc plus modeste que ne le laisse suggérer le titre. Il serait en effet illusoire de proposer un programme exhaustif de formation d’un État développementaliste à partie des conditions initiales décrites dans les pages précédentes. Le plus important, j’en suis convaincu, est de poser les ancrages critiques susceptibles de donner un sens réel à l’action publique. Car, le plus dramatique au Congo, c’est cette inefficacité quasi innée d’un État qui annonce des politiques, mais ne sait les réaliser, se rétracte ou tout simplement les oublie, puis élabore des plans qui ne sont jamais mis en œuvre, se replie dans un passé effacé tout en proclamant s’inscrire dans une révolution du futur et sans se donner les moyens de réaliser ce bond dans un futur différent, meilleur, et transformateur. Ces ancrages, il faut d’abord les créer dans l’administration territoriale, dans l’occupation et la transformation du territoire, puis dans les grandes orientations de la politique industrielle. Sans ces ancrages, tous les plans resteront des vœux pieux. Ainsi, fort des enseignements tirés de l’évolution de l’économie congolaise depuis l’indépendance et de l’expérience d’autres pays, la section traite successivement de la nécessité de réinventer l’État congolais dans ses axes fondamentaux afin de lui conférer l’hégémonie qui lui manque tant et débloquer la croissance économique.
Réinventer l’État congolais.
Pour certains auteurs, notamment Englebert (2003), les élites congolaises et les acteurs externes se plaisent à maintenir l’État congolais dans une situation de faible capacité pour mieux exploiter les ressources du pays à leur profit tout en jouissant de la garantie qu’offre la reconnaissance de la souveraineté internationale du Congo. Cette thèse de la propension à la prédation perpétue l’idée que le Congo est un État illusoire qui aurait dû naturellement se désintégrer à cause de «l’hétérogénéité de ses populations, (…) [les] dislocations de l’occupation étrangère, (…) [les] rébellions muées, et (…) la dispersion géographique de ses ressources naturelles (Englebert 2003 : 63). Englebert rejoint Herbst et Mills en suggérant que la communauté internationale aurait intérêt à considérer d’autres options (notamment la partition du pays) plutôt que de maintenir le Congo dans ses contours géographiques actuels. Il estime aussi que le «nationalisme postcolonial» nourrit les tensions interethniques en renforçant les « micro identités ». Ces conclusions découlent d’une conception de l’État qui ne fait pas assez de place à l’évolution historique des institutions et à la dynamique des relations entre les élites et les masses.
Je suis convaincu que l’affaiblissement de l’État congolais répond à une dynamique des forces diverses internes et externes. Les forces externes agissent à travers les décisions prises par des acteurs internationaux et qui ont un impact sur le positionnement du Congo dans les chaînes des valeurs industrielles. Elles ont pris depuis plusieurs années des formes violentes, en maintenant une économie militarisée dans les zones minières et forestières le long de la frontière avec l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et le Sud-Soudan. Le pouvoir coutumier et le secteur informel constituent des forces internes qui réduisent le contrôle que l’État est censé exercer sur tout le territoire national de manière exclusive. La multiplicité institutionnelle, pour reprendre le terme de Hesselbein, est reconnue dans le diagnostic le plus récent sur l’État congolais. On peut lire dans la version définitive du Plan quinquennal 2019-2023 (pp. 12.13) ce qui suit :
«Une organisation politique et administrative complexe et inachevée du fait de la précipitation et du manque de préparation dans la mise en œuvre des mesures importantes ainsi que la faible capacité des agents des administrations publiques, obligeant les partenaires extérieurs de mettre en place des agences d’exécution des missions dévolues à l’administration publique classique. Les rôles et fonctions de l’État dans le développement sujets à confusion et mal assurés du fait du foisonne. ment d’acteurs (étatiques, traditionnels élus, nommés, cooptés, internationaux) ainsi que la gestion peu transparente des affaires publiques et des ressources naturelles en particulier, sur fond de création des administrations parallèles et officielles, la faiblesse du leadership dû notamment au taux de rotation élevé, à la corruption généralisée.
Les jeux et les modes de régulation sociopolitique sont complexes et inadaptés à l’action de développement, du fait d’une confusion entre la représentation communautaire et politique, l’existence des partis politiques personnalisés, peu représentatifs et peu démocratiques à l’interne. À cela s’ajoutent des processus électoraux laborieux, une légitimation à 4 modalités (élection, cooptation, nomination, hérédité), le non-respect des échéances électorales, des blocages et résistances aux réformes qui balayent des intérêts partisans. On observe également une rupture entre les paliers organisationnels, entre les structures traditionnelles (village, groupement, territoire) et les entités modernes (ville, entités décentralisées), l’inadéquation entre les réformes politiques et les impératifs de développement économique.
La perpétuation des approches et pratiques négatives en rapport avec le rôle, fonctions et les missions de l’État dans le développement avec comme conséquences une corruption généralisée et tolérée, la fragilité de l’autorité de l’État: à cela s’ajoute la faillite quasi-généralisée des entreprises publiques en dépit des réformes des entreprises publiques menées, un climat d’affaires peu attrayant, la faible qualité des services sociaux de base. »
Dans cette sous-section, nous allons successivement montrer pourquoi et comment l’État congolais devrait d’abord être réinventé avant qu’il ne prétende jouer le rôle de l’agent de développement qui est naturellement attendu de lui. Cette réinvention doit permettre de restreindre l’étendue des pouvoirs alternatifs qui disputent à l’État son hégémonie et lui donner les moyens de transformer le territoire national.
Notre démarche consiste donc à rechercher les canaux essentiels par lesquels les capacités de l’État peuvent être renforcées.
a. Intégration du pouvoir coutumier.
L’argument le plus couramment utilisé par les élites politiques congolaises pour justifier l’importance du pouvoir coutumier est la légitimité du pouvoir dont seraient détenteurs les chefs coutumiers. Ce pouvoir immatériel s’étend aux ressources foncières dont les chefs seraient les gardiens par tradition, ce qui leur confère un pouvoir consultatif sur toutes les matières de développement local. La constitution de 2006 a reconnu l’autorité coutumière dévolue conformément à 10 coutume locale (Article 207).
La constitution a également élevé le secteur et la chefferie au rang d’entité territoriale décentralisée (Article 3). La loi organique 08/016 du 7 octobre 2008 a fixé la composition, l’organisation et le fonctionnement des ETD. Elle a doté ces entités des conseils de secteur ou de chefferie dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Les chefs de secteur sont élus au sein ou en dehors des conseils de secteur tandis que les chefs de chefferie sont désignés selon la coutume. Ces organes ont des attributions larges relativement aux matières de développement local. Notons que le
secteur (la chefferie) est subdivisé(e) en groupements et le groupement en villages. Au sens de la loi 15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, ceux-ci sont désignés conformément à la coutume locale et président à la tête des chefferies, des groupements, et des villages.
Rappelons qu’à l’époque coloniale, l’administration formelle directe s’étendait aux agglomérations habitées par les populations européennes tandis que l’administration indirecte concernait les populations congolaises vivant dans les milieux coutumiers. L’hégémonie du pouvoir colonial sur le monde rural était assurée par des chefs coutumiers qui dépendaient totalement des fonctionnaires de l’État pour leur investiture. Le Commissaire de district avait le pouvoir de reconnaître l’existence d’une chefferie au terme d’une enquête menée par l’administrateur de territoire. Il avait aussi le pouvoir d’investir le chef. Ce droit de création a été dans plusieurs contrées utilisé abusivement pour diviser des communautés afin de mieux les contrôler. Le décret du 5 décembre 1933 avait sensiblement modifié le sens et l’organisation des circonscriptions indigènes devenues des entités d’auto-développement tandis que les secteurs créés par le même décret vont regrouper des entités coutumières jugées de faible importance pour prétendre au statut de circonscription autonome. En fait, le secteur pouvait être considéré comme un indicateur du degré d’intrusion de l’administration coloniale dans l’espace coutumier, comme le Centre extra-coutumier l’était en milieu urbain. La volonté d’une plus profonde intrusion était manifeste vers la fin de la période coloniale. De Clerck (2006 : 204) rapporte la détermination de l’administration coloniale, contre la volonté réelle ou affichée du ministre des Colonies, d’accélérer le regroupement des petites chefferies en secteurs. Le regroupement des petites chefferies en secteurs a causé beaucoup de mécontentement parmi les chefs qui perdaient leur statut de chef investi et leur traitement. Le processus de regroupement fut laborieux, mais en 1950 il n’y avait plus au Congo que 452 chefferies pour 509 secteurs. La création des secteurs constitue une intrusion importante de l’autorité coloniale dans l’organisation politique traditionnelle: c’est le commissaire de district qui crée le secteur regroupant les petites chefferies; c’est lui qui en désigne le chef et no=e les notables qui composent le conseil de secteur. On est loin du respect intégral de l’organisation coutumière de la société indigène. Dans une note du 6 décembre 1951, le ministre a attiré l’attention de son administration sur «l’effacement (…) du régime légal de la chefferie indigène et de l’augmentation parallèle du nombre des secteurs. »
Dans un pays où la ségrégation résidentielle était la norme, les Congolais ne pouvaient résider que soit dans les villages faisant partie des chefferies ou des secteurs, soit dans les centres extracoutumiers et, plus tard dans les cités indigènes qui étaient des agglomérations quasi urbaines formées près des agglomérations européennes et qui abritaient les Congolais employés dans l’administration publique 50 dans les entreprises européennes. Cette description reflète assez bien la dichotomie du célèbre ouvrage de Mamdani (2004), Citoyen et Sujet. Même si la décolonisation fait tomber les murs séparant les villes des blancs des cités des noirs ainsi que les restrictions qui pesaient sur les mouvements des paysans, l’organisation administrative qui avait pris sa forme définitive en 1933 est restée quasi immuable après 1960 excepté la brève période de deux ans entre 1975 et 1976, période pendant laquelle le Président Mobutu tenta d’embrigader les chefs coutumiers dans le but d’asseoir définitivement la primauté du Parti-État sur toutes les institutions. il y a une rupture totale entre le cadre organique de l’administration territoriale et l’effectivité du pouvoir exercé par ces nombreux chefs coutumiers. Ceux-ci ne jouent plus de rôle actif dans la collecte des impôts et taxes ni encore moins dans d’autres tâches administratives. Il y a donc une illusion d’encadrement administratif alors que dans la réalité, le pays est profondément sous-administré.
L’interaction entre le pouvoir d’État et le pouvoir traditionnel peut produire des résultats différents selon que les deux s’intègrent harmonieusement en étendant leur sphère d’influence, ou que le pouvoir d’État a tendance à éclipser le pouvoir traditionnel, ou encore que les deux pouvoirs s’évitent en faisant preuve de moins d’intégration possible (Nuesiri 2012). Le Botswana est le pays ayant réussi une intégration parfaite des deux pouvoirs, comme nous l’avons montré précédemment. Ayant réglé ce problème tôt dans l’histoire du pays, le BDP de Seretse Khama a eu tout le loisir d’engager le Botswana dans un projet national dont les résultats sont salués aujourd’hui.
La littérature est pleine d’évidences de la relation déterminante entre la capacité de l’État et les institutions comprises ici au sens de North (1990) et Acemoglu et Robinson (2008), c’est-à-dire des règles non écrites, des normes endogènes intégrées dans les relations sociales et qui facilitent les relations entre l’État et la société. Ces normes définissent la légitimité de l’État qui elle, à son tour, nourrit la capacité de l’État. Si la légitimité de l’État est remise en cause à travers la distorsion de ces normes sociales, il devient illusoire de renforcer la capacité de l’État, quelles que soient les mesures de bonne gouvernance que l’on peut envisager. Au contraire, le déficit de légitimité conduit à des formes d’organisation néopatrimoniale du pouvoir d’État (Englebert 2000). Acemoglu, Johnson, et Robinson (2003) attribuent le succès du Botswana à la préservation et à l’adaptation des institutions précoloniales qui ont permis de régler au préalable et de manière définitive le problème de la légitimité.
A travers tout le territoire congolais, les diverses populations locales entre.
tiennent encore le souvenir d’un passé supposé glorieux et dont la disparition est imputée au pouvoir colonial représenté dans l’imaginaire collectif par le pouvoir d’État actuel. À ce jour, le Congo compte 474 secteurs, 263 chefferies et 5375 groupements. On peut imaginer le nombre élevé des centres de décision d’un pouvoir coutumier éclaté et revendicatif de sa gloire perdue. C’est certainement pour cette raison que ces entités coutumières sont enclines à des conflits de pouvoir et/ou des conflits fonciers qui rendent leur participation aux efforts de développe. ment peu probable. Conscient de l’instabilité qui règne dans la plupart de ces entités, le constituant de 2006 a dans le dernier alinéa de l’article 207 de la Constitution fait obligation an chef coutumier de promouvoir l’unité et la cohésion nationale.
Soucieux de prévenir les conflits, le législateur a reconnu dans la loi 15/015 que le chef coutumier assure la pérennité des coutumes et la bonne marche de sa juridiction (Article 10) et l’a enjoint de veiller à la cohésion, à la solidarité et à la justice soda le dans sa juridiction; sauvegarder et faire respecter les valeurs traditionnelles morales, le patrimoine Culturel, les vestiges ancestraux dont les sites et lieux coutumiers sacrés; veiller, conformément à la Loi, à la protection des espaces fonciers qui relevant des terres des communautés locales; promouvoir les relations de bon voisinage avec les entités voisines.
Mais, ces précautions légales sont insuffisantes pour atténuer le risque des conflits au sein des autorités coutumières. Il y a d’abord les conflits entre les autorités coutumières et les structures administratives établies. Ce type de conflit est plus fréquent là où les chefferies couvrent les mêmes étendues géographiques que le territoire (Mambi 2010) et ont souvent pour cause immédiate les tentatives de création des nouveaux secteurs. Il est compréhensible que la création des secteurs ne puisse pas emporter l’assentiment des chefs de chefferie qui voient dans ces initiatives une source de dilution de leur autorité. Même si le décret de 1933 avait sup’ primé les sous-chefferies, la pression démographique est, dans les zones de fort peuplement, à la base des demandes d’affranchissement coutumier. L’ingérence des autorités administratives dans les décisions d’affranchissement (synonymes de création de nouveaux groupements) et/ou d’investiture des chefs coutumiers dégénère le plus souvent en affrontements meurtriers. Le ressentiment et les frictions résultant de l’affranchissement de la lignée Bena Mwanza Mande Kanyuka de la lignée originelle de Bajila Kasanga sont l’une des causes lointaines du drame de Kamuina Nsapu qui a endeuillé la province du Kasaï Central en 2017 (Congo Research Group 2018, Kabata 2018).
Les conflits les plus courants sont toutefois ceux ayant trait aux questions foncières, de succession, de pouvoir, de délimitation des frontières entre entités coutu. mières, et de contestation de la légitimité traditionnelle. À la suite d’une série d’enquêtes menées dans le Bulega (Sud-Kivu), Mwilo-Mwihi (2018 : 18) a identifié trois types de conflits majeurs au sein du pouvoir coutumier: « les conflits de succession au sein de la même famille régnante; les conflits de pouvoir entre plusieurs lignages au sein d’une même entité; et la contestation du pouvoir d’un Chef par les personnes appartenant aux clans différents du clan régnant.. Ces conflits affectent la totalité des quarante-et-un groupements du Bulega répartis en quatre chefferies. Bula-Bula (2014) a décrit un conflit pour le contrôle du pouvoir coutumier opposant deux entités dirigées par des membres d’une même famille dans le territoire de Dibaya (Province du Kasaï Central). Ce conflit qui a duré de 2008 à 2012 a opposé deux frères d’une même famille. Le pouvoir étant directement rattaché à la coutume, sa légitimité s’exprime par excellence par le droit foncier qui dans les terres appartenant aux collectivités rurales reste du ressort du droit coutumier. Dans le conflit décrit par Bula-Bula, deux vies humaines furent perdues et d’importants dégâts matériels furent enregistrés.
Dans tous les cas, quelle que soit la diversité des incidents plus ou moins violents signalés ici et là, le trait commun et dominant dans l’espace coutumier partout au Congo est la contradiction entre ce que Muchukiwa (2016) appelle le territoire ethnique et le territoire étatique. Au cœur de cette contradiction réside la reconnais. sance du statut de primo-occupant. Dans un contexte de propriété collective des terres, cette contradiction prive les non primo-occupants de tout droit de propriété. Mais, cette conception est statique et fait référence à des temps perdus dans l’histoire. Entretemps, la loi foncière de 1973 et le vide juridique qu’elle a créé en milieu rural a donné la possibilité à des individus, quels qu’ils soient d’user du droit de propriété. Les acquisitions réalisées sur la base de la loi de 1973 donnent souvent lieu à des conflits que les administrations locales et la justice ne savent toujours pas régler de manière efficace. La question de la concurrence pour l’antériorité de l’identité ethnique est générale à tout le pays même si elle se pose sous des formes différentes d’une région à l’autre. Elle donne lieu à un niveau de violence extrêmement faible dans la province du Kongo Central où elle ne se pose qu’au niveau des clans lignagers plutôt que de groupes ethniques. Elle est par contre beaucoup plus létale dans l’espace du Kivu.
Dans leur étude des conflits dans le Masisi (Nord Kivu), Mathieu et Mafkiri
(1998) ont mis en évidence la cause lointaine du conflit séculaire entre les populations dites autochtones (hunde, nyanga, tembo) et les communautés rwandophones. Certains de ces groupes rwandophones étaient installés dans le Masisi bien avant la transplantation par le pouvoir colonial des populations rwandaises à partir de 1937.
Soucieux de vivre dans une entité autonome, les premiers banyarwanda transplantés du Rwanda purent bénéficier de l’enclave de Gishari qui leur fut cédée par les chefs coutumiers hunde à la demande des autorités coloniales. Une chefferie autonome soustraite de l’autorité des chefs hunde fut créée en 1940. Cependant, le pouvoir colonial dut supprimer la chefferie autonome de Gishari en 1957, rétablissant ainsi l’exercice du pouvoir par les chefs coutumiers hunde sur l’enclave, pour résoudre le conflit qui était né entre les banyarwanda et les hunde quand les premiers voulurent étendre les limites de la chefferie autonome. La relation conflictuelle entre les deux communautés a été par la suite renforcée par les tergiversations autour de la loi sur la nationalité. La loi 71-020 du 26 mars 1971 avait attribué la nationalité congolaise de manière collective à toutes les personnes originaires du Ruanda-Urundi et établies au Cougo à la date du 30 juin 1960. Cette nationalisation collective fut abrogée l’année suivante par l’article 47 de la loi 72-002 du 5 janvier 1972. La loi de 1972 a adopté une position plus restrictive en matière de nationalité en posant les principes légaux qui sont restés d’application jusqu’à nos jours, entre autres, l’interdiction du cumul de plusieurs nationalités et la limitation des modes d’acquisition de la nationalité. Ces principes seront retenus dans la loi 81-002 du 29 juin 1981 qui, tout en abrogeant la loi de 1972, avait retenu eu sou article 4 qu’est zaïrois (…) à la date du 30 juin 1960, toute «personne dont un des ascendants est ou a été membre d’une des tribus établies sur le territoire de la République du Zaïre dans ses limites du 1er août 1885, telles que modifiées par les conventions subséquentes.
Quant aux personnes originaires du Ruanda-Urundi, la loi disposait que les personnes qui étaient établies dans la province du Kivu avant le 1er janvier 1950 et qui avaient continué à résider depuis lors dans le pays jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi avaient acquis la nationalité à la date du 30 juin 1960. En définissant la nationalité en ces termes, la loi exacerbait la notion de primo-occupant, créant dans le chef des communautés banyarwanda une incertitude qu’ils avaient hâte d’éliminer. Les répercussions ne tardèrent pas. (…).
Devant cette situation explosive, la Conférence Nationale Souveraine (CNS) était, pour les communautés d’origine rwandaise, une opportunité de régler la question de la nationalité qui était essentielle pour elles. Cependant, l’Acte portant dispositions constitutionnelles relatives à la période de transition du 4 août 1992 avait maintenu la position restrictive de 1981 en matière de nationalité. N’ayant pas obtenu gain de cause par les négociations ouvertes au niveau national dans le cadre de la CNS, les leaders des groupes ethniques souffrant de ce préjudice vont recourir à des moyens violents dès que l’équilibre sociopolitique dans la région aura été perturbé par l’arrivée des réfugiés rwandais en 1994. Quand éclate la première guerre du Cougo, « autochtones » et « allochtones » vont se livrer à la concurrence de nouvelles alliances avec les groupes armés formés pour combattre le régime du Président Mobutu et avec les armées étrangères qui sont venues appuyer cette insurrection.
La concurrence pour l’antériorité n’est pas limitée aux confrontations entre autochtones et allochtones. On retrouve aussi des confrontations entre groupes autochtones. C’est le cas du conflit entre les Babembe et les Babuyu dans le territoire de Fizi. Il s’agit là de deux groupes établis depuis belle lurette sur les terres de ce qui deviendra le territoire de Fizi. Comme dans le cas des Batende et des Banunu à Yumbi (Mai-Ndombe), le conflit entre Babembe et Babuyu tourne souvent autour du droit de propriété foncière dans quelques contrées, plus particulièrement dans le secteur de Lulenge (Muchukiwa 2016). Dans le cas du secteur de Lulenge, celui-ci comprend cinq groupements (Basimimbi, Basimunyaka Sud, Basikasingo, Basombo, et Obekmu). Les Babuyu étant majoritaires dans le groupement de Basikasingo, ils y réclament le statut de primo-occupant, en plus du fait qu’ils nourrissent le projet de créer une entité homogène qui serait rattachée à d’autres entités des provinces voisines du Maniema, du Haut-Lomami et du Tanganyika habitées par les leurs.
Les faits décrits dans les lignes qui précèdent révèlent un véritable problème d’administration territoriale qui est assez largement documenté (Kabata 2018, Bula-Bula 2014, Mwilo-Mwihi 2018, Mambi 2010). Comment en effet envisager dans ces conditions de conflictualité et de faible capacité dans les collectivités de base l’exécution par ou avec la collaboration des chefs coutumiers des tâches qui requièrent de l’expertise technique non disponible d’ailleurs dans les milieux coutumiers? Ces milieux ne sont en effet ni producteurs de savoirs susceptibles de contribuer à la construction, l’aménagement et l’entretien des voies d’intérêt local, les programmes d’assainissement, de vaccination et de promotion de la lutte contre le VIH/SIDA et les maladies endémiques, la construction et l’entretien des minicentrales pour la production de l’énergie électrique, pour ne citer que ces matières dévolues aux conseils de secteur ou de chefferie (Article 73 de la loi 08/016 du 7 octobre 2008).
Le problème fondamental que pose le pouvoir coutumier est celui de la gouvernabilité des milieux ruraux. Ce problème prend plus d’ampleur dans une société profondément atomisée, intensément déstructurée, fortement déséquilibrée, selon les mots de Bouvier (1967 : 435). Les communautés de base en milieu rural sont extrêmement segmentées même dans les zones où il a subsisté pendant assez longtemps des formes de centralisation du pouvoir traditionnel. C’est dans les villes et surtout à des moments de grande effervescence politique que les Congolais ont toujours tenté de faire face à cette fragilité en se regroupant en des associations faisant prévaloir leur appartenance à des groupes ethniques. Dans un pays économiquement miné dans lequel les structures étatiques n’avaient plus les moyens politiques et financiers d’assumer leurs fonctions, l’ouverture de l’espace politique par le Président Mobutu après son discours du 24 avril 1990 avait laissé libre cours aux potentats locaux de tous bords. Il était tout naturellement logique, comme entre 1956 et 1963, que ces espaces d’expression soient leurs milieux d’origine. Les nouveaux, « tireurs de ficelle » se sont « créés » en s’imposant comme étant les « porte-paroles » des espaces géographiques plus larges. Là où il était plus difficile de se prévaloir de représenter des espaces plus larges, tous les prétendants au pouvoir politique avaient dû s’appuyer sur le pouvoir coutumier qui n’avait cessé de réclamer sa reconnaissance officielle.
L’ethnicisation est donc un comportement de réaction face à la perte d’un sens d’appartenance à une communauté. Dans ces conditions, les chefs coutumiers sont des relais importants des aspirations communautaristes exprimées par leurs « sujets » engagés dans les luttes politiques tant au niveau national qu’au niveau local en même temps qu’ils utilisent ces mêmes « sujets u pour faire avancer leurs revendications identitaires. Il n’y a dans cette dynamique aucune rationalité économique et aucune motivation pour la création d’une classe d’agriculteurs prospères en milieu rural. Au contraire, en ajoutant à la fragmentation des élites urbaines celle des groupes ruraux, ces segmentations créent une société où, selon Englebert et Tull (2013], les contestations sont la norme, les négociations le mode préféré de règlement des conflits, et les compromis instables la règle sociale de base. Puisque les contestations sont généralement liées au pouvoir (légitimité), et à l’accès aux ressources (hérédité, antériorité], les frictions au niveau local créent des niches où viennent se greffer des réseaux économiques qui, profitant de cette instabilité structurelle, se livrent à des activités économiques en utilisant des canaux informels. Plus les ressources disponibles sont commerçables sur les marchés extérieurs et plus elles sont transportables à des coûts raisonnables (le cas du coltan), plus ces réseaux se connecteront à l’économie mondiale en excluant l’État. Ce schéma décrit bien la situation des régions frontalières de l’Ituri, du Nord Kivu et du sud Kivu.
À ce stade, nous pouvons affirmer que les élites politiques congolaises ont eu tort de mimer l’organisation administrative mise en place par le pouvoir colonial. Elles ont également eu tort de ne pas avoir réglé les problèmes majeurs de gouvernabilité qui se posent en milieu rural et qui se sont accentués à la suite des pressions démographiques et des demandes politiques nées au gré des vicissitudes de l’histoire. L’un de ces graves problèmes de gouvernabilité du territoire est la coexistence de deux types d’administration indirecte (dans les chefferies) et directe (dans les secteurs). Il est évident que pour éviter d’embraser le pays en menant une attaque frontale contre les autorités traditionnelles, le colonisateur avait préféré tolérer la continuation des pouvoirs traditionnels là où ils avaient préservé une certaine autonomie tout en diminuant leur influence par le découpage des parties de leurs territoires inté. grées aux secteurs nouvellement créés, la relégation hors de leurs chefferies des chefs jugés récalcitrants à l’ordre colonial, et la création des sous-chefferies plus tard transformées en secteurs (Mulambu 1984). La coexistence des deux types d’entités pose un réel problème à la fois de droit et d’administration. Les chefs coutumiers se réfèrent au droit coutumier et aux traditions ancestrales pour la gestion des conflits et l’administration de leurs peuples tandis qu’on attend des chefs des secteurs qu’ils appliquent le droit positif même si, dans leur cas aussi, les entités sous leur autorité, (les groupements et les villages) sont essentiellement régies par le droit coutumier. La constitution de 2006 et les lois organiques découlant d’elle ont gardé cette dichotomie intacte. En privilégiant la préservation des valeurs traditionnelles invoquées dans l’exposé des motifs de la loi fixant le statut des chefs coutumiers au détriment de l’efficacité de l’action administrative pour le développement économique, le législateur congolais a fait le choix de l’immobilisme au détriment de la modernisation. Il est peu évident que les services administratifs secondés depuis l’époque coloniale auprès des chefs de chefferies (secrétaire comptable, greffiers de tribunal, policiers et cantonniers) soient encore d’une efficacité certaine.
Il est indispensable pour le Congo d’intégrer l’espace coutumier dans l’architecture administrative moderne, pour le bénéfice du développement économique. Les ingrédients de ce processus d’intégration sont partiellement disponibles dans les textes relatifs à la décentralisation. D’abord, il est indispensable de confirmer le transfert des compétences de développement local au niveau de la subdivision administrative la plus proche des populations, en l’occurrence le secteur ou son équivalent la chefferie. Toutefois, ce transfert est un engagement en faveur d’une administration moderne et donc des aptitudes humaines et organisationnelle qui ne sont pas disponibles au niveau du secteur ou de la chefferie. Dans tous les cas, la dichotomie investie dans le chef coutumier qui assure à la fois des charges coutumières et des charges administratives ne peut pas porter l’élan modernisateur attendu de cet échelon administratif. Le programme que nous proposons pour assurer l’intégration du pouvoir coutumier comprend deux volets: i) le renforcement de la décentralisation; et ii) la spécialisation du Sénat.
Renforcement de la décentralisation.
La Constitution de 2006 a institué au Congo deux échelons pour l’exercice du pouvoir d’État. En tant que deuxième échelon, la province est de droit une composante politique et administrative jouissant d’une large autonomie d’action. La province nous paraît être l’échelon idéal pour tisser les mailles d’un large filet des solidarités entre les élites locales et les masses à travers le territoire national. C’est, nous semble-t-il, d’ailleurs l’intention du constituant. Donner du contenu concret à cet objectif devrait contribuer à structurer le milieu rural qui est resté longtemps à l’abandon et partant, à relever l’énorme défi de l’accroissement de la productivité du travail dans le secteur agricole. Le dispositif organisationnel d’un tel programme existe bel et bien dans les textes et documents adoptés depuis 2010, notamment la Note de Politique Agricole et le PNIA. Il s’agit notamment des Conseils Consultatifs Provinciaux prévus par la Loi portant principes fondamentaux relatifs au secteur agricole, des Conseils Agricoles et Ruraux de Gestion (CARG) devant être établis jusqu’au niveau des territoires. L’activation de ces dispositifs d’encadrement devrait rendre effective la formulation des programmes détaillés de développement rural basés sur des inventaires précis des ressources disponibles, des opportunités des débouchés, et des contraintes géographiques et sociologiques. Bien plus, en tant que lieu d’interaction du pouvoir central et de la province, c’est au chef-lieu du territoire ou à un autre lieu choisi en tenant compte de contraintes géographiques que devrait être installé le centre de gestion de tous les services participant à l’équipement rural (routes, électrification, eau, abattoirs, silos de stockage des produits agricoles, etc.). On peut deviner l’énorme travail de création des capacités d’administration et de gestion que la mise en place d’un tel dispositif suppose. C’est pour cette raison que ce programme devrait être envisagé comme un processus de long terme de type learning-by-doing et conduit de manière progressive et flexible pour tenir compte de la divergence des facteurs de localisation (notamment les distances entre les centres d’équipement et les localités). Les mesures susceptibles de renforcer la décentralisation comprennent la spécification des compétences du territoire et la séparation des attributions coutumières et des attributions administratives.
Le territoire est une entité déconcentrée. Par la loi organique 10/011 du 18 mai 2010, il est reconnu comme étant l’échelon d’impulsion, de coordination, d’appui-conseil, et d’inspection de l’action de l’État et de la Province (Article 4). Cette disposition résulte du fait que malgré le choix politique assez fort qui a été opéré dans la constitution de 2006, l’on a conservé la même structuration pyramidale datant de 1933, le district n’ayant été supprimé que parce que la délimitation des provinces s’est faite, à l’exception de la province du Kongo Central, sur la base des 25 districts existants depuis 1933. Les attributions de l’Administrateur de territoire sont d’ailleurs quasi similaires à celles de l’exécutif du secteur ou de la chefferie. Il est indispensable de préciser les compétences de territoire pour faire de cet échelon administratif un véritable centre d’impulsion et d’appui-conseil du programme de développement rural. Ainsi, le territoire cesserait d’être un simple échelon administratif supplémentaire entravant l’effort de décentralisation. il représenterait au mieux le pouvoir d’État en devenant l’antenne locale des directions provinciales chargées de l’équipement et des services susceptibles de modifier l’espace physique (infrastructures routières, irrigation, reforestation, organisation des transports, facilitation des services financiers décentralisés, etc.). Les politiques publiques dans les secteurs clés de la vie nationale ne seront efficaces que lorsque les centres de relais pour leur mise en œuvre effective au niveau local seront dotés des capacités nécessaires d’encadrement administratif de la population. Le rétablissement des relations entre l’État et les citoyens est à ce prix. Il y a à ce niveau deux défis majeurs. il faut d’abord créer les capacités au niveau du pouvoir central pour la formulation des normes techniques et administratives, la production des manuels de gestion administrative, et la mise en place des mécanismes de supervision et de contrôle. Ensuite, il faut bâtir les capacités au niveau local en se servant des prototypes normalisés définis par le pouvoir central. C’est de cette manière que la fourniture régulière des biens publics deviendra possible, restaurant ainsi une relation de confiance entre l’État et les citoyens.
Il faut en effet donner un sens à la décentralisation, un sens à la fois politique et économique. L’absence de cette motivation est la plus grande erreur qui a été commise dans toutes les tentatives de décentralisation depuis 1982. Nous avons montré au chapitre 4 que l’aménagement du territoire congolais a été organisé par les entreprises jouissant de pouvoirs concédants. Le Plan décennal n’a pas pu rééquilibrer les disparités résultant des discontinuités physiques parce que la logique financière des grands groupes qui dominaient l’économie congolaise a prévalu sur les intentions des planificateurs. Rappelons, si besoin en était encore, que « le territoire de la RDC représente en lui-même un défi majeur. Sa configuration faite d’un centre quasiment vide de populations, peu attractif sinon répulsif, et de périphéries regroupant l’essentiel du peuplement et des activités le prive d’une centralité géographique forte, l’expose à des forces centrifuges» (Pourtier 2008 : 25). La zaïrianisation a décimé les réseaux commerciaux et la base agricole qui constituaient le deuxième palier de l’économie, le premier palier étant constitué des grandes entreprises minières. C’est pourtant au niveau de ce deuxième palier que s’organisait la vie des communautés les moins connectées aux grands couloirs des transports. La désorganisation du pouvoir coutumier qui avait conservé les réflexes de l’époque coloniale alors qu’il avait été dépouillé progressivement de ses mandats et la dislocation de l’administration territoriale après les assauts répétés du MPR Parti-État et de l’urbanisation grandissante ont fini par faire du territoire congolais un véritable désert. Le territoire congolais a donc besoin d’être réoccupé, reconstruit, et réaménagé. C’est vers l’accomplissement de cette tâche que la décentralisation doit être orientée.
La séparation des attributions coutumières et des attributions administratives peut se faire par l’uniformisation progressive des secteurs compensée par le rapprochement des chefferies aux groupements. La question est ardue tant le pouvoir coutumier a su préserver une importance significative dans l’espace politique de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Il s’agit aussi d’une opération complexe qui fera face à une vive résistance de la part des autorités coutumières dans les contrées où celles-ci ont été les pins résilientes. Mambi (2010) rapporte une expérience d’un exécutif bicéphale tentée dans la chefferie de Pelende Nord (Province du Kwango) avec un fonctionnaire exerçant le pouvoir administratif et le Chef des familles régnantes, le Kyamvu, contraint de n’exercer que les activités coutumières.
(Mambi 2010 : 79) rapporte que « dans la pratique les usagers de l’administration rendirent le chef coutumier compétent des litiges de toute nature notamment les conflits administratifs au point d’inhiber l’action administrative du « chef fonctionnaire » contraint, par la force des choses, à la démission». Même si cette expérience s’est soldée par un échec, elle renferme des enseignements utiles. Il est évident qu’un chef coutumier ne se départirait pas des compétences administratives sans compensation. Celle-ci serait le prix auquel le chef céderait sa « légitimité » au pouvoir d’État. Il devrait être possible, dans ces conditions, de concevoir un éventail d’incitations pour faire admettre aux chefs coutumiers les mérites d’une administration locale tournée vers le développement économique et basée sur l’expertise technique. Dans un pays si diversifié, il faut se garder de généraliser à outrance. En effet, nul ne remettrait en cause le fait que les Bami en territoire Shi, Nande et Lega ont sur leurs sujets plus d’ascendance que les chefs coutumiers du Kongo Central, une des provinces où le pouvoir colonial a réussi une plus profonde intrusion. Toute politique d’intégration du pouvoir coutumier doit tenir compte de cette diversité et adopter une démarche progressive et modulée selon les contingences locales. Comme suggéré par Boone, il y a un lien entre le degré d’ascendance que les chefs coutumiers peuvent avoir sur les populations locales et l’importance des intérêts économiques dans la région. La thèse de Boone est bâtie en croisant ces deux variables.
Là où les autorités coutumières ont une ascendance élevée sur leurs sujets, le pouvoir d’État les considérera comme une menace et aura tendance à les réduire au silence si les intérêts économiques sont importants ou à partager le pouvoir avec les autorités coutumières si les intérêts économiques sont moins importants. Dans le cas où l’ascendance est faible, l’État imposera une administration d’occupation si les intérêts économiques sont élevés, tandis qu’il aura tendance à négliger les espaces contrôlés par les autorités coutumières s’il estime que les intérêts économiques existants ne méritent pas un investissement majeur. Même si cette classification n’est pas exhaustive, elle donne toutefois des indications sur les modalités variées d’intégration susceptibles d’être tentées ici et là.
L’intégration du pouvoir coutumier participe de cette question, car elle doit réduire le degré de multiplicité institutionnelle, L’autorité coutumière étant reconnue par la constitution et celle-ci ayant institué un partage du pouvoir d’État entre le pouvoir central et les provinces, il est indispensable de penser à régler la question du degré de capacitation économique des leaderships locaux à partir desquels il devrait être possible de construire des classes économiques autonomes. Il n’y a rien de mieux que les activités agricoles, de pêche, et d’élevage pour réussir un tel ancrage, l’activité minière étant plus connectée aux marchés extérieurs même quand elle est pratiquée de manière artisanale123. En créant des détenteurs de pouvoir économique au niveau local, on crée aussi des forces susceptibles de soutenir les programmes de développement rural et les réformes essentielles à son émergence. L’organisation des services de vulgarisation agricole et des marchés ruraux, l’approfondissement de l’intermédiation financière, et la régularisation des titres fonciers font partie de ces réformes essentielles.
Spécialisation du Sénat.
Excepté la période pendant laquelle le Président Mobutu tenta une expérience « authentique », l’architecture constitutionnelle adoptée au Congo depuis 1960 est de type occidental avec notamment un parlement bicaméral. La Constitution de 2006 a établi un lien entre les provinces et le Sénat, les membres de cette chambre étant élus au second degré au sein des assemblées provinciales. Toutefois, dans le contexte d’un bicaméralisme égal, le Sénat a des compétences peu précises par rapport au rôle qu’il devrait jouer en faveur du développement des provinces et de l’intégration des autorités coutumières. Un des meilleurs moyens pour rétablir ce lien serait de ne rendre le Sénat compétent que pour les initiatives législatives ayant trait aux provinces et aux questions constitutionnelles. C’est le cas en Afrique du Sud où la constitution a prévu une modalité particulière pour les matières législatives ayant trait aux provinces de manière à marquer le rôle dévolu au Conseil National des Provinces (National Council of Provinces – NCOP), la deuxième chambre législative. C’est aussi le cas du Kenya où la constitution de 2010 dispose que le Sénat est une chambre particulière qui représente les provinces (counties), protège leurs intérêts et leurs gouvernements (Article 96). Ce rôle de représentation et de protection des intérêts des counties, le Sénat l’exerce à travers : (i) la fonction législative ponr toutes les matières relatives aux counties ; (ii) l’allocation des revenus à caractère national entre les counties ; (iii) le contrôle des revenus alloués aux counties; (iv) la déchéance des gouverneurs. La spécialisation du sénat kényan dans sa fonction législative est clairement définie dans la constitution. Tout projet (ou proposition) de loi ne concernant pas les counties n’est traité qu’au sein de l’Assemblée nationale et votée par cette seule chambre tandis que les textes ayant trait aux counties sont examinés dans les deux chambres, chacune d’elles ayant la liberté de l’initiative. La constitution définit de manière précise le texte ayant trait aux counties (Article 110) et enjoint aux présidents des deux chambres de se concerter au préalable, avant tout examen de texte, pour déterminer si le texte soumis à l’examen de l’une ou l’autre chambre est un texte ayant trait aux counties ou non. L’allocation des revenus entre le pouvoir central et les counties, puis les counties entre elles, est étroitement réglée dans la Constitution et dans la loi sur les gouvernements provinciaux. Toutefois, en reconnaissance du caractère très technique de l’exercice, la Constitution kényane a créé une Commission d’Allocation des Revenus (Article 215). Celle-ci est composée de neuf membres n’appartenant à aucune des deux chambres. Il s’agit de : un Président de la Commission nommé par le Président de la République; deux personnes désignées par les partis politiques représentés au sein de l’Assemblée nationale et au prorata du nombre des sièges; cinq personnes désignées par les partis politiques représentés au sein du Sénat et au prorata du nombre des sièges; et le Secrétaire général (Permanent Secretary) du ministère des Finances. C’est à cette commission qu’il revient de formuler des recommandations sur la répartition équitable des revenus collectés par le gouvernement. La commission est aussi habilitée pour formuler des recommandations sur le financement des budgets des gouvernements provinciaux afin d’y garantir la responsabilité fiscale. La constitution a aussi fait obligation au Sénat de déterminer par une résolution soumise au vote la clé de répartition entre les counties de la part des revenus leur alloués annuellement (Article 217). Les tranches annuelles sont fixées dans deux textes qui sont votés chaque année, le Division of Revenue Bill et le County Allocation of Revenue Bill. Le Sénat kényan est également compétent pour décider de la déchéance d’un gouvernement de province après un vote de défiance au sein de l’assemblée provinciale.
La « spécialisation » du Sénat est indispensable au Congo, à la fois pour cimenter la décentralisation et pour mieux intégrer le pouvoir coutumier. Dans sa composition, le Sénat devrait inclure des représentants de ce pouvoir selon différentes formules imaginables. Outre le Botswana que nous avons longuement évoqué dans les pages précédentes, l’Afrique du Sud est l’un de ces pays africains ayant relativement réussi un programme d’intégration des autorités traditionnelles au sein d’une administration largement décentralisée. Le succès relatif de l’Afrique du Sud peut être attribué à l’existence d’une capacité étatique avérée, au niveau d’industrialisation relativement avancée de l’économie, et surtout au fait que le parti au pouvoir, l’ANC, avait une position claire vis-à-vis du pouvoir coutumier considéré comme trop conciliant à l’égard du régime de l’apartheid. Malgré sa réticence initiale, l’ANC avait dû reconnaître la résilience des chefs traditionnels et avait entrepris de les, embrigader dans sa stratégie de développement rural. Cet embrigadement supposait toutefois que l’autorité traditionnelle devait subir une transformation pour la rendre compatible à l’architecture constitutionnelle postapartheid (Williams 2009).
b. Intégration du secteur informel.
Le secteur informel est une autre sphère dont l’influence a besoin d’être circonscrite pour donner à l’État congolais les chances d’accroître son efficacité. Il est évident qu’il existe un lien entre le niveau de PIB par habitant et la taille de l’informel. Plus le PIB par habitant est élevé, moins élevée est la taille du secteur informel. Il est donc tout à fait normal de tirer de la longue période de décroissance économique enregistrée au Congo l’inférence que le secteur informel s’était accru au gré des ajustements de divers ordres. On peut aussi inférer qu’un État qui aurait perdu sa capacité à fournir les biens publics tout en conservant son éventail de régulation se verrait rejeté par des citoyens désabusés par l’incapacité du même État d’appliquer ses propres règles. L’incapacité de l’État est en grande partie due à la généralisation de la corruption dans l’administration publique. C’est donc moins la seule taille du secteur informel qui est un problème. C’est surtout l’élargissement de la culture de l’informalité. Celle-ci entretient l’incapacité de l’État qui, à son tour, renforce l’informalité. Depuis l’excellent ouvrage de De Soto (1988), il existe une abondante littérature résumée par Loayza (2016) et qui jette de l’éclairage sur les causes et les conséquences de l’informalité, ainsi que sur les stratégies de formalisation envisageables.
La formalisation de l’économie nationale est un sujet de grande préoccupation. Comme nous le montrons dans la sous-section suivante, l’accroissement de la productivité est dans l’économie congolaise plus le fait de la transformation intrasectorielle que d’un véritable changement structurel. Ce mouvement laisse certainement filer vers le secteur informel beaucoup de travailleurs licenciés par les firmes les plus performantes du secteur formel. Si rien n’est fait pour réduire la taille du secteur informel, la productivité globale du travail baissera de manière continue. Le développement économique s’en trouvera retardé, ce qui est injustifiable au vu des pressions démographiques présentes et futures. Bien plus, la croissance du secteur informel laisse perdurer une allocation sous-optimale de la ressource la plus rare dans l’économie congolaise, le capital.
On trouve de plus en plus d’évidences empiriques dans la littérature sur la relation négative entre la taille du secteur informel et la qualité des institutions. Utilisant un échantillon des pays d’Amérique latine, Loayza (1996) a trouvé que plus la taille du secteur informel est élevée moins la qualité des institutions étatiques est bonne. Le même auteur a également trouvé une relation positive entre, d’une part, la charge fiscale et les restrictions relatives au marché du travail et, d’autre part, la taille du secteur informel. De la même manière, Singh, Jain-Chandra et Mohommad (2012) ont établi qu’on ne peut dissocier le défi qui incombe aux pays en développement d’améliorer la qualité des institutions de celui d’accroître la taille du secteur formel. Les sphères des deux défis ont pour point commun l’efficacité de l’État. Moins l’État est capable moins les institutions seront de bonne qualité. Par ailleurs, un secteur informel trop important réduit la capacité de l’État, notamment sa capacité fiscale. Et toute tentative d’accroissement de la pression fiscale sur un secteur formel réduit contribue à l’élargissement du secteur informel par l’effet d’éviction. A l’aide d’une régression avec variables instrumentales sur un échantillon de 100 pays, Singh, Jain. Chandra et Mohommad (2012) ont trouvé que, d’une part, la qualité des institutions est le déterminant le plus significatif de la taille du secteur informel et, d’autre part, il y a un lien positif entre la prévalence de la corruption et la taille du secteur informel.
En réalité, la taille du secteur informel résume bien les relations entre l’État et les citoyens. Ainsi que bien décrit dans Perry et al. (2007), face à un État jugé peu efficace, les citoyens se livrent à un exercice qui consiste à évaluer leurs chances d’être des vraies parties prenantes avec un État qui leur sert peu et restreint leurs actes. Si cette analyse coût-bénéfice est en leur défaveur, les citoyens choisissent alors de quitter le système, faisant du non-respect de l’ordre établi par les institutions publiques une norme sociale. Ce jeu a un caractère cumulatif, car plus les citoyens choisiront de sortir du système formel moins l’État aura la capacité de les en dissuader par des moyens coercitifs ou par la fourniture améliorée des biens publics. Le choix opéré par les citoyens en faveur du secteur informel est un choix politique, mais aussi un choix économique.
Le secteur informel est hyper-dominant dans l’économie congolaise. L’enquête 1-2-3 organisée en 2012 a dénombré 3,4 millions d’unités de production informelles (UPI) dans les centres urbains (ministère du Plan 2014). Leur caractère informel est attesté par le fait que 94% de ces UPI ne sont pas identifiées par les services publics et ne produisent pas des états financiers conformes aux normes en vigueur. Selon la même source, ce secteur représente 88,6% de l’emploi. Le secteur est composé de très petites unités: la taille moyenne des UPI est de 1,3 travailleur; 82,3% d’entre elles n’ont qu’un seul travailleur (le propriétaire lui-même); 10,4% emploient en moyenne 2 travailleurs; 4.1% ont 3 travailleurs; et 3,1% des firmes emploient plus de 3 travailleurs. Ces unités informelles fonctionnent dans des conditions précaires: 56,4 % d’entre elles opèrent sans un local spécifiquement équipé; pour 59,5% des UPI industrielles, les activités sont réalisées au domicile du créateur. L’auto-emploi est la forme dominante de l’emploi. Le salariat ne représente que 6,2% de l’emploi et 68% des salariés n’ont pas de contrats écrits. Le salaire mensuel moyen est de 69 USD ; ainsi, 61% des salariés du secteur vivent en dessous du seuil de la pauvreté monétaire. Cette proportion est plus élevée que la moyenne nationale dans sept provinces sur les onze existantes en 2012 : Kasaï occidental (68.15%), Province Orientale (73,73%), Équateur (75,56%), Kasaï Oriental (79,42%), Bandundu (80,65%), Nord Kivu (81,23%), et Sud Kivu (89,43%, (Adoho et Doumbia 2017). Le capital moyen est faible (167,83 USD) et il est principalement financé par l’épargne individuelle à raison de 88,4% du capital. Le secteur est peu lié au secteur formel. Les UPI s’approvisionnent à 63,4% auprès d’autres unités du secteur informel commercial et n’achètent auprès du secteur formel qu’à concurrence de 8%.
Toute intervention dans le secteur informel doit toutefois tenir compte de l’hétérogénéité des firmes y évoluant. Il y a en effet dans ce large secteur des firmes capables d’intégrer plus facilement le secteur formel et d’autres qui le sont moins.
Beaucoup d’auteurs utilisent les deux arguments de la sortie («exit») et de l’exclusion chers à Hirschman pour expliquer les raisons qui poussent les firmes à rejoindre l’informalité. Adoho et Doumbia (2017) ont identifié trois catégories d’unités informelles à partir des données de l’enquête 1-2-3 de 2012: les unités plus performantes (top performers), les gazelles limitées, et les « survivants ». Les top performers sont définis comme étant les entrepreneurs qui font preuve d’une productivité élevée du capital, mesurée par la valeur ajoutée par unité de capital. Les gazelles limitées sont ces entrepreneurs jouissant de bonnes aptitudes aux affaires, mais qui sont limités par l’absence des infrastructures publiques et l’accès au capital tandis que les. survivants. ont moins d’aptitudes aux affaires.
Le modèle de la croissance de Loayza (2016) reconnaît aussi l’existence d’un secteur informel dit moderne, à côté d’un secteur informel rudimentaire. Les projections réalisées à l’aide de l’instrument développé par Loayzal25 montrent que le gap entre la croissance de la productivité du travail et celle du coût du travail est la variable clé permettant de déterminer l’évolution de la part relative du secteur informel rudimentaire dans l’emploi total et dans la valeur ajoutée globale. Ces projections envisagent trois scénarii : le scénario de référence qui suppose le statu quo; le scénario populiste qui fait évoluer le coût du travail plus vite que la productivité du travail; et le scénario réformiste qui fait évoluer le coût du travail moins vite que la productivité du travail. Le statu quo est intenable pour le Congo. Il rendrait le secteur informel super dominant dans l’économie nationale. Le scénario populiste ferait encore plus de mal à l’économie. Le secteur formel ne peut croître que sous un scénario réformiste. Tout programme ayant pour but de faire progresser le coût du travail au-dessus de la productivité du travail ferait croître le secteur informel rudimentaire.
Toute stratégie de formalisation de l’économie doit donc viser à accroître la productivité du travail. Cela n’est possible que grâce à la combinaison des mesures favorisant l’adoption de nouvelles techniques de production, l’élargissement des économies d’échelle, et l’accès aux marchés extérieurs. Les réformes susceptibles d’entraîner ces mutations ne peuvent être appliquées que si l’État a la capacité de modéliser son arsenal réglementaire pour rendre l’évolution de l’économie plus prédictible sur une trajectoire choisie à l’avance et validée par la société. En effet, le développement économique est aussi et peut-être plus que tout question de choix d’un sentier de croissance validé à intervalles réguliers par les citoyens aux urnes. Ce schéma suppose que, d’une part, l’État a les moyens de soutenir les dépenses publiques et d’appliquer les règlements requis pour garder l’économie sur le sentier choisi et, d’autre part, les citoyens qui supportent le financement des dépenses publiques ont la latitude de sanctionner l’utilisation des ressources publiques. Le schéma suppose aussi que les choix des citoyens soient exprimés à travers uue procédure libre et non dictatoriale. Le système fiscal et la transparence du système politique sont donc des éléments essentiels au processus du développement économique.
Les modèles élaborés par les économistes pour simuler ce schéma considèrent généralement que la formulation des politiques publiques est sous le contrôle de l’électeur médian et qu’il n’y a aucune évasion fiscale, soit parce que les contribuables sont disposés à payer sans contrainte, soit parce que l’administration a la capacité de dissuader tout contrevenant aux obligations fiscales (Besley et Persson 2014). Les structures politiques et économiques du Congo que nous avons décrites dans cet ouvrage se prêtent moins à ce type de formalisation. Il est difficile de soutenir l’hypothèse de l’électeur médian dont les préférences se refléteraient dans tout choix collectif. Par ailleurs, la part élevée de l’informalité réduit la base imposable. Les données empiriques sur plusieurs échantillons de pays révèlent bien la corrélation négative entre la taille du secteur informel et le ratio des impôts sur le revenu. Besley et Persson (2014) sont d’avis que la réduction de l’informalité contribue à l’élargissement de la base imposable et, partant, à l’émergence de l’enchainement vertueux entre la taxation et le développement. Il est donc important de ne pas séparer les deux composantes d’un même processus dynamique qui implique la consolidation des institutions de manière à influencer positivement les futurs niveaux de taxation et négativement le niveau de l’informalité.
La culture de l’informalité est un sujet préoccupant dans un contexte où une bonne partie de l’économie informelle est militarisée ou soutenue par des moyens armés, ce qui est souvent le cas dans les pays sortant de conflit. C’est le cas du Congo. Il est par conséquent utile dans ce contexte de ne pas dissocier les efforts de formalisation des activités économiques de ceux visant la décriminalisation des activités économiques informelles (Schoofs 2015). Nulle part ceci n’est plus expressif que dans les zones troubles du Kivu où depuis le milieu des années 1990 des groupes armés de toutes sortes revendiquent à l’État le monopole de la violence. Même si la taille moyenne de ces groupes a fortement diminué à la suite du retrait relatif des parrains régionaux (le Rwanda et l’Ouganda), en 2015 on dénombrait encore près de 70 groupes armés opérationnels (Verweijen et Wakenge 2015, Stearns et Vogel 2015). Ces groupes de taille relativement modeste se sont incrustés dans les paysages politiques locaux, prenant pour base les conflits locaux et les appétits gloutons des élites locales (Verweijen 2016). Utilisés par ces élites locales pour leur positionnement politique respectif à l’échelon local et dans les rapports avec les provinces et le pouvoir central, mais aussi pour le règlement des nombreux conflits locaux, les groupes armés font partie de la gouvernance locale. Dans ce paysage complexe, il y a de fortes incitations au niveau local à préserver le statu quo, prolongeant ainsi une instabilité sécuritaire qui profite aux acteurs locaux. Par ailleurs, les opérateurs économiques sont aussi tributaires des services de protection. L’incrustation des réseaux armés dans les paysages politiques et économiques locaux a créé des systèmes parallèles de gouvernance locale qui limitent les effets de tous les programmes visant à améliorer la qualité des institutions et à accroître la capacité de l’État. Il est par conséquent nécessaire de configurer toute stratégie de formalisation de l’économie en tenant compte de ces aspects.
c. Autonomisation de la bureaucratie.
Les chercheurs ayant participé au projet DRA ont raison d’affirmer que les pays africains n’ont pas besoin de se référer fidèlement aux pays d’Asie du Sud-est pour bâtir des régimes développementaux. Pour Booth (2015), il suffit de combiner un contenu adéquat des politiques (policy content), un processus pour une meilleure résolution des problèmes rencontrés au cours de !a mise en œuvre des politiques (policy process), et un processus de négociation entre les détenteurs du pouvoir (political seltlement) pour réussir à imprimer à un État africain un rythme de développement qui le rapproche de l’État développemental médian. Pour les pays d’ Afrique subsaharienne, cet auteur propose comme contenu, une concentration sur le développement agricole; comme processus, une approche itérative et adaptative de résolution des problèmes; et comme processus de négociation, un système de partage du pouvoir qui fait de la place aux minorités politiques de manière à lever les contraintes qui gênent la formulation des politiques. Très souvent au Congo, on a cherché à vouloir tout refaire tout de suite et en même temps. C’est en tous cas ce qui a été tenté à partir de 2001 tant du point de vue des réformes économiques que du point de vue de la restauration d’un État de droit. Et pourtant, le cadre institutionnel existant ne permet certainement pas un tel bond qualitatif instantané. Aucun État développemental d’Asie du Sud-Est n’a d’ailleurs réussi un tel bond. Au contraire, dans ces pays, le pragmatisme a été la règle d’or dans l’effort de construction des institutions.
Les super-agences qui ont planifié le développement économique, assuré l’incubation des entreprises nationales émergentes, et coordonné le développement du secteur privé ont été des véritables poches d’efficacité qui ont œuvré dans des cadres institutionnels qui n’étaient pas nécessairement optimaux dans leur ensemble. L’idée est simple. Il existe dans beaucoup de pays où la gouvernance laisse à désirer des agences gouvernementales ou des agences bénéficiant de l’appui du gouvernement qui font preuve d’une productivité bien supérieure à celle que l’on enregistre dans l’administration publique conventionnelle. Le Congo ne fait d’ailleurs pas exception à cette pratique. Juste après le réengagement des IFI et des partenaires bilatéraux en 2001, ceux-ci ont fait créer des agences d’exécution des programmes d’urgence. Le BCECO, l’UCOP et bien d’autres agences ont fonctionné en utilisant les procédures financières et de passation des marchés des bailleurs de fonds. Considérées comme étant des enclaves répondant plus aux préoccupations des bailleurs de fonds plutôt qu’aux priorités nationales, ces agences ont été abandonnées par les partenaires extérieurs pour satisfaire les principes de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide. Bien plus tard, le gouvernement congolais a aussi créé deux agences destinées à mettre en œuvre le programme sino-congolais, le Bureau de Coordination et de Suivi du Programme Sino-Congolais et l’Agence Congolaise des Grands Travaux. On peut noter dans cette démarche la reconnaissance par le gouvernement que la concentration des activités liées au programme sino-congolais au sein de ces agences spécifiques apporte un gain de productivité. Il nous paraît évident que, pour réussir la transition de gouvernance tant désirée au Congo, il faille créer des poches d’efficacité tant les capacités pour des réformes intégrales sont limitées, comme illustrées par les tentatives de réforme de la fonction publique des années 2000. De plus, reprenant l’argument de Herderschee, Kaiser et Mukoko (2012), la création des poches d’efficacité peut être le meilleur moyen de faire faire l’apprentissage de la coordination aux élites congolaises. Car, sans cette coordination, il u’ est pas évident que les agences-enclaves puissent jouir de toute l’autonomie nécessaire pour maximiser le gain de productivité attendu d’elles ni que leurs animateurs aient toute la latitude nécessaire pour faire prévaloir leurs qualités de leadership et de management. Considérer les poches d’efficacité comme des enclaves totalement isolées du contexte politique ambiant est en soi une erreur, car leur création répond en fait à un besoin ressenti et partagé par les différentes parties prenantes au pouvoir politique et elles ne peuvent justifier le gain de productivité que si ces mêmes parties prenantes se mettent d’accord pour préserver l’autonomie managériale de l’agence.
Les poches d’efficacité (PoE) ont été définies par Leonard (2010 : 91) comme étant «des organisations publiques qui sont raisonnablement efficaces dans l’exercice de leurs fonctions et au service d’une certaine conception du bien public, bien qu’elles opèrent dans un environnement dans lequel la plupart des agences sont inefficaces et sujettes à un niveau élevé de prédation par la corruption, le favoritisme, etc.» Ce concept repose sur un certain nombre d’hypothèses que Leonard (2008) a regroupé en deux catégories : les hypothèses sur les facteurs internes à l’organisation concernée et qui expliquent sa productivité élevée et les hypothèses sur les facteurs politiques qui sont susceptibles de garantir le gain de productivité recherché. La plupart des auteurs sont d’avis qu’il y a certaines formes d’interaction entre les aspects de management et de leadership interne et le contexte politique.
À partir de l’analyse des PoEs dans quatre pays africains (Rwanda, Ghana, Ouganda, Zambie), Hickey (2019) a formulé des propositions vérifiables établissant une relation entre le degré de cohésion de l’élite et la forme du régime politique, d’une part et l’émergence des PoEs, d’autre part. Les PoEs émergent plus facilement et bénéficient plus longuement du soutien politique nécessaire dans les secteurs qui sont critiques au fonctionnement de l’État et/ou à la survie des dirigeants politiques. Un autre contexte politique propice à l’émergence des PoEs est celui fourni par les ‘pays où le pouvoir politique est concentré dans les mains d’un dirigeant fort ou d’une classe dirigeante fortement intégrée, privilégiant une vision de développement à long terme. C’est aussi le cas dans les régimes politiques cohésifs et sensibles à la vulnérabilité systémique. Le Congo ne correspond à aucun de ces scénarii. Il est par conséquent légitime de s’inquiéter de la possibilité pour l’élite politique congolaise de faire émerger des PoEs et de les soutenir dans la durée. Si l’expérience des entreprises du portefeuille et des nombreux établissements publics existants peut servir de filtre pour la réponse à cette question, les chances sont faibles. Rappelons que les entreprises du portefeuille de l’État et les établissements publics sont utilisés depuis de très longues années pour .caser. des clients politiques et dans leur fonctionnement interne, ces organisations se sont éloignées des principes de management et de leadership.
Dans un système politique multipartiste animé par des coalitions hétéroclites, fragiles et donc mouvantes et dans lequel l’opposition est complètement dominée, la survie de l’équipe dirigeante dépend beaucoup plus de la recomposition de la coalition en place que du succès d’un secteur donné de la vie nationale. Les chances pour le Congo de réaliser le bond qualitatif de gouvernance doivent donc être créées à partir de quelques éléments déclencheurs. Il est impensable d’envisager au Congo un régime fort tenu par un seul leader. Le souvenir des trente-deux années du régime Mobutu est encore trop vivace dans la mémoire collective. De plus, le Congo a fait l’objet d’une trop forte intrusion des partenaires extérieurs dans la reconstruction du système politique après la période des conflits armés. Les ajustements qu’imposerait la résurgence d’un régime de type autoritaire seront socialement trop coûteux pour qu’ils puissent être envisagés. Il est possible d’envisager la constitution des grands groupes politiques par le renforcement du système électoral de manière à rendre les coalitions politiques plus cohésives, mais même alors les forces du marché politique décrit plus haut peuvent diminuer la portée de ces réformes.
La meilleure approche, me semble-t-il, consiste à tirer profit des réformes majeures qui ont déjà pris cours dans le pays, en l’occurrence la décentralisation. Celle.ci, comme je l’ai indiqué précédemment, a la capacité de forger des coalitions localisées génératrices d’intérêts économiques qui deviendront des incitations à l’émergence des PoEs fournisseurs des biens publics nécessaires au développement local et à la croissance économique durable. Le dispositif d’accompagnement de la décentralisation que j’ai décrit plus haut et qui devrait contribuer à intégrer le pouvoir coutumier a en effet besoin d’être soutenu au niveau du pouvoir central, car les compétences techniques sont extrêmement rares en milieu rural. C’est autour de cette grande réforme que l’on doit créer les PoEs nécessaires à l’harmonisation des méthodes et des procédures de gestion dans les entités territoriales décentralisées, à la création des capacités d’équipement rural, et à la collecte des ressources fiscales et non fiscales. S’il est vrai que l’État congolais doit d’abord être réinventé pour
assurer le développement du Congo, il est autant vrai que le territoire congolais doit être transformé pour garantir la reconstruction de l’État. C’est à cet objectif qu’un premier noyau de PoEs doit être destiné: une Agence de Management Public, une Agence des Grands Travaux, et une Agence de Planification du Développement. Un deuxième noyau de PoEs doit être constitué autour d’une Autorité des Revenus Intérieurs et d’une Agence de Promotion des Investissements.
Ces poches d’efficacité devraient avoir pour objectif d’insuffler dans la gestion de l’économie congolaise les éléments critiques manquants qui sont une vision de long terme et la neutralité vis-à-vis des acteurs politiques. Il serait illusoire de faire émerger ces éléments manquants au sein des PoEs si l’on ne garantissait pas la stabilité des mandats de leurs animateurs principaux. Cette garantie devrait être établie de manière légale, à l’instar de la stabilité dont jouit le Gouverneur de la Banque Centrale du Congo. Libérés de la tutelle des ministres et des soubresauts des changements fréquents des équipes gouvernementales, de préférence placés sous l’autorité directe du Chef du Gouvernement [sauf pour l’Autorité des Revenus Intérieurs qui doit demeurer sous l’autorité du ministre des Finances), les animateurs de ces agences devraient être munis de tous les pouvoirs nécessaires pour planifier et programmer les activités de développement dans une optique de long terme. Le lien avec la budgétisation doit se faire au travers d’une Direction Générale du Budget et d’une Direction Générale du Trésor faisant partie d’un ministère de l’Économie et des Finances regroupant les attributions aujourd’hui éclatées entre plusieurs ministères.
Débloquer la croissance économique.
Sur la période 2010-2014, en plein boom des matières premières, le PIB a cru à un taux annuel moyen de 7,8%, contre 5,8% pour la période 2002-2008. Profitant des retombées de l’effacement de 82% du stock de la dette publique extérieure et d’une gestion plus prudente des finances publiques, le taux d’inflation a été sensiblement réduit. Il s’est situé à 1% en 2014, contre 15,5% en 2011. Toutefois, ces résultats aussi encourageants qu’ils puissent paraître n’ont pas généré les transformations structurelles requises pour assurer et la durabilité de l’épisode de croissance et les effets positifs attendus. Tirée essentiellement par le boom minier, la croissance n’a permis de créer que peu d’emplois et n’a réduit la pauvreté que de façon marginale. Selon les estimations du FMI, 1 % de croissance du PIE ne fait baisser l’incidence de la pauvreté que de 1,1 %. Cette élasticité de la réduction de la pauvreté par rapport à la croissance est plus faible que dans d’autres économies africaines. Elle est de 18,1% pour l’Afrique du Sud et 4,6% pour l’Ouganda (lMF 2015).
La forte croissance enregistrée après la crise de 2008 semble avoir perdu de sa vigueur depuis 2015. La chute des cours des matières premières à partir de 2012 est sans nul doute la principale cause de cette décélération. Sur la période 2016-2018, la croissance a été en deçà des prévisions optimistes publiées en 2015. Le taux de croissance du PIB n’a été que de 2,4% en 2016, 3,7% en 2017 et 4,1% en 2018 alors que le FMI projetait 9,2% pour 2015 et 7,5% en moyenne pour 2016-2019.
Certes, cette contre-performance s’explique en partie par la mauvaise conjoncture mondiale, mais le gros du blâme doit être placé sur les défaillances structurelles qui sont : i) le faible degré de diversification de la production et des exportations; ii) la faible productivité agricole; iii) l’absence des firmes nationales capables de pénétrer les marchés mondiaux; et iv) l’incapacité des acteurs publics et privés à tirer profit des avantages comparatifs futurs dans le commerce international. Ces défaillances sont bien entendu communes à la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, mais leur prévalence au Congo a atteint des proportions inquiétantes. Depuis le milieu des années 1960, le Congo est devenu un géant de plus en plus incapable de supporter le poids de sa démographie galopante avec les pieds d’argile que constituent son secteur minier volatile et peu créateur d’emplois et une agriculture peu productive. Les rares épisodes de croissance enregistrés depuis 1960 sont liés à des booms des produits miniers. C’est le cas du plus long épisode de la croissance qui se poursuit depuis 2002 et dont l’évolution est corrélée à celle des prix des métaux, notamment le cuivre. On voit bien que la croissance est très volatile dans les années 1960 et que l’économie congolaise n’a pas pu résister aux effets du retournement de la conjoncture après le boom des matières premières des années 1973.1975. Après les pics éphémères de 1974, 1980, 1989, et 1995, le prix du cuivre a affiché un taux annuel moyen de progression de 51 % entre 2003 et 2006. Ce boom a largement profité au Congo dont le taux moyen de croissance du PIE était de 6,2% entre 2002 et 2015, largement supérieur à la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne. Le seul fléchissement enregistré en 2010 est dû aux effets déprimants de la crise financière mondiale de 2008-2009.
Il est généralement attendu d’un long épisode de croissance économique qu’il génère des changements structurels à travers le transfert des facteurs de production, notamment le travail, des secteurs moins productifs vers des secteurs plus productifs. C’est la condition nécessaire pour que la productivité globale augmente. La théorie du développement atteste en effet que du rythme de cette transformation structurelle dépend le succès des pays qui ont réussi à réduire la pauvreté de manière continue. il est évident qu’il n’y aurait aucune marge pour des déplacements des facteurs si au préalable il n’y avait pas des écarts significatifs entre les niveaux de productivité entre les branches et même, dans la plupart des pays en développement, entre les firmes d’une même branche. Autant ces écarts indiquent une mauvaise allocation des ressources, autant ils sont susceptibles de générer de la croissance par le simple fait du transfert de ressources des secteurs moins productifs vers ceux qui jouissent d’une productivité plus élevée.
Pour McMillan et Rodrik (2011), les changements structurels observés dans les pays d’Afrique subsaharienne et dans ceux d’Amérique latine ont plutôt réduit les perspectives de croissance économique durable. Ces auteurs blâment la globalisation qui a engendré dans ces pays des mouvements du facteur travail dans le sens opposé à celui qui aurait contribué à l’accélération de la croissance économique. En effet, à cause de la globalisation, les firmes nationales s’adaptent à la nouvelle frontière technologique imposée par les multinationales qui affluent dans un pays, attirées par les ressources naturelles ou d’autres facteurs. Les firmes nationales se débarrassent du surplus de main-d’œuvre qui, malheureusement, sera absorbé par les secteurs les moins productifs et, dans certains cas, par le secteur informel. Cette tendance est plus marquée dans les économies dépendantes de l’exploitation et de l’exportation des ressources naturelles brutes. C’est bien ce que l’on a observé au Congo où la croissance s’est accompagnée d’une contraction des taux d’emploi (World Bank 2017). Et pourtant, la proportion des jeunes dans la population totale va demeurer élevée pendant une très longue période encore. Les effets de la démographie et d’autres mouvements qu’elle génère (notamment l’urbanisation) se font déjà pressants. La population d’âge actif (15 à 64 ans) devrait atteindre 65 millions de personnes en 2030 (54% de la population totale). soit une augmentation de 62% par rapport à 2016. La croissance du potentiel de main-d’œuvre est alimentée par la jeunesse de la population et par une forte fécondité. Dans ces conditions, il aurait fallu créer 14,7 millions de nouveaux emplois entre 2016 et 2025, et 10,3 millions entre 2025 et 2030, soit un total de 25 millions d’emplois sur quatorze ans. Une telle capacité de création d’emploi ne peut être réalisée sans que l’économie se transforme radicalement par le jeu d’une productivité accrue.
Certes, la croissance enregistrée à partir de 2003 s’est accompagnée de l’expansion du secteur industriel, essentiellement l’activité minière. L’exécution des projets miniers a aussi positivement impacté le secteur des constructions et le secteur des services_ Cependant, l’emploi est demeuré essentiellement agricole, même si la proportion de l’emploi agricole est en baisse continue, passant de 73% en 2003 à 69% en 2016 tandis que les parts sectorielles de l’industrie et des services dans l’emploi total ont augmenté, respectivement de 8% à 10% et de 19% à 21%. Le secteur industriel est le plus productif. En 2003, la valeur ajoutée par travailleur dans ce secteur représente 11 fois la productivité du secteur agricole et 2 fois celle des services. L’écart s’est élargi en 2016 et il est estimé qu’il devrait s’élargir davantage en 2030. L’augmentation de la productivité globale est le principal contributeur à la croissance du PIE par habitant. Entre 2003 et 2016, le PIE par habitant a crû de 2,86%. La contribution de la variation de la productivité à cette croissance était de 3,97% (139% de la croissance globale), tandis que les contributions du taux d’emploi, du taux de participation, et de la proportion de la population en âge actif ont été négatives.
La contribution négative du taux d’emploi devrait s’accentuer entre 2016 et 2030 (-49,1%), période pendant laquelle elle va réduire quasi de moitié la croissance du PIE par habitant. La productivité s’accroît beaucoup plus par l’amélioration de l’utilisation des facteurs au sein de chaque secteur (transformation intrasectorielle) que par le transfert des facteurs des secteurs les moins productifs vers les secteurs les plus productifs (changement structurel). Entre 2003 et 2016, la transformation intrasectorielle a apporté 3,03 points de croissance du PIE par habitant contre 0,94 point pour le changement structurel.
C’est au cours de cette période que de nouvelles unités utilisant les techniques les plus modernes ont été construites dans les provinces minières du Lualaba, du Haut-Katanga et de l’Ituri et que dans les secteurs des télécommunications, l’on a assisté à des améliorations progressives des techniques de production. Une analyse comparative avec quelques pays de référence (l’Éthiopie, le Nigéria, le Botswana, et le Vietnam) révèle ces traits particuliers de l’économie congolaise. Excepté le Nigéria, le Congo est le seul pays qui affiche des parts négatives du taux de participation, de la composante démographique et du taux d’emploi. Dans tous les pays africains échantillonnés, la transformation intrasectorielle est le facteur causatif dominant de la croissance économique. La littérature renseigne l’existence de grands écarts de productivité entre secteurs dans les pays en développement. Ces écarts sont très prononcés dans les pays où l’économie est dominée par l’industrie minière qui a tendance à créer des enclaves technologiques connectées à l’économie mondiale et qui n’exhibent que très peu d’effets d’entraînement en aval.
Les caractéristiques de l’économie congolaise que je viens de rappeler ne favorisent pas la création massive d’emplois. Pour un pays qui est à l’entrée de la transition démographique, le Congo a un besoin urgent d’un changement structurel seul susceptible de le sortir de cette disette d’emplois. On voit bien que les gains de productivité dans le secteur industriel sont de loin plus élevés que dans les deux autres secteurs. Puisque la transformation intrasectorielle est la modalité dominante des gains de productivité, ceux-ci se traduisent immanquablement par des pertes d’emplois, soit parce que dans les secteurs à forte intensité du capital (notamment le secteur minier) les entreprises moins performantes sont obligées de fermer, soit parce que les entreprises adoptent des méthodes de production moins gourmandes du facteur travail. Les gains de productivité étant très faibles dans le secteur agricole, il est évident que la main-d’œuvre non employée dans les services se retrouve dans le secteur informel (World Bank 2017). Les hordes de travailleurs venant gonfler les rangs d’un secteur informel peu productif créent des incitations à une urbanisation dont le rythme ne correspond pas à l’évolution du revenu par habitant.
Comme pour la plupart des pays africains, le Congo doit diversifier son économie. Et cela passe par la transformation de ses avantages comparatifs. Cet exercice fait appel à un certain nombre de décisions clés portant sur l’approche de diversification, l’identification des contraintes qui affectent la mobilisation des facteurs de production et limitent la productivité des entreprises, le choix des instruments pour lever ces contraintes et pour pénétrer les marchés sur lesquels les firmes nationales sont plus compétitives. Pour débloquer la croissance économique au Congo, une approche directe est nécessaire parce que le marché financier national est embryonnaire et le facteur capital trop rare. L’intervention étatique dans l’allocation du capital doit être sélective du point de vue géographique tout comme du point de vue sectoriel. La création des enclaves industrielles, telle qu’elle est prévue par la loi 14/022 du 7 juillet 2014 fixant le régime des Zones Économiques Spéciales (ZES), permet ce type d’intervention, sous condition que la localisation des ZES tienne exclusivement compte de critères techniques et objectifs. Si les ZES sont créées pour répondre aux appels politiques des groupes divers, il n’en résultera que quelques éléphants blancs du type du parc agro-industriel de Bukanga Lonzo. À cet effet, les facteurs de localisation tels que l’accès aux marchés, le coût de transport interne des matières premières, et bien d’autres seront déterminants. Une gestion technocratique des ZES devrait permettre de résister à cette tendance au Congo à vouloir toujours assurer un partage équilibré des initiatives de développement à travers le territoire national. Au vu du stock de capital mobilisable au début d’une telle politique, le calcul économique simple impose un nombre réduit d’enclaves destinées à la production des biens d’exportation. Même si le site de Maluku a été choisi pour abriter la première ZES, la région de Inga est un candidat idéal d’une enclave industrielle tournée vers l’exportation. il devrait être possible d’y concevoir un projet intégré combinant l’accès à l’électricité bon marché, la disponibilité des infrastructures portuaires efficientes et des ressources naturelles du Congo comme des pays voisins. Ce vieux projet a encore toute sa pertinence. Selon la Banque mondiale, la disponibilité de l’énergie hydroélectrique bon marché et pour une période relativement longue fait de la région de Inga un des meilleurs sites pour l’installation d’une unité de production d’aluminium (Husband, Mcmabon et van der Veen 2009). Il est possible d’envisager aussi une enclave industrielle dans la zone minière au sud-est du pays. Les décisions qui devront être prises sur ces questions ne pourront être efficaces que si elles sont prises par des administrations dédiées et vouées à la gestion technocratique. Ce devrait être la tâche essentielle de l’Agence de Planification du Développement et de l’Agence de Promotion des Investissements.
Mais un tel projet ne peut prendre corps que si le stock des infrastructures de base est suffisant. Or, le Congo manque cruellement de ces infrastructures (routes, énergie, ports, aéroports, eau, NTIC, etc.). En l’absence d’un marché financier structuré et face à un budget de l’État étriqué et ne favorisant que les dépenses courantes, les projets envisagés dans les différents secteurs (routes, énergie, eau, ports, aéroports, etc.) sont sons la gestion des entreprises publiques qui sont aujourd’hui financièrement déficitaires et ne disposent pas de capacités d’ingénierie financière. il s’agit de la SNEL, la SCTP, la SCPT, la RVA, la REGIDESO, et de l’Office des Routes. Dans les circonstances actuelles, il est illusoire d’espérer la réforme de ces entreprises, car le consensus politique nécessaire pour leur transformation réelle n’est pas garanti et le pouvoir central ne dispose d’aucune capacité technique pour ce faire, les compétences étant éparpillées entre les différents ministères. Les projets d’infrastructures les plus critiques à la création des enclaves industrielles doivent être financés par l’émission des titres financiers, notamment des obligations d’infrastructures (ou obligations-recettes) ou par des montages de type PPP, à condition que soit réglée la question du cadre institutionnel. Ce cadre doit reposer sur un principe fondamental qui considère chaque projet comme une activité particulière, donnant lieu à la création d’une entité ad hoc, une Special Purpose Vehicle (SPV). Pour que le système fonctionne, il faut que le projet génère des recettes pour payer les intérêts et rembourser le principal aux investisseurs (les acheteurs des obligations) ou permettre au partenaire privé développeur de recouvrer les fonds investis. Si un projet à financer n’est pas susceptible de générer des recettes, il faut l’insérer dans un complexe d’activités. L’ensemble ainsi constitué sera le projet. Puisque les éléments de ce complexe peuvent appartenir à plusieurs entreprises et établissements publics, il faudra envisager des modalités de collaboration entre ces entités publiques. Au-delà des aspects techniques liés à la mise en œuvre de cette loi, il faut souligner qu’il est aussi question pour l’État congolais de réapprendre à travailler avec le secteur privé en dépassant et le nationalisme étroit qui est demeuré latent dans la pensée économique dominante au sein des élites et l’appétit des rentes de subsistance. C’est pourquoi je demeure convaincu que tous les montages envisageables dans le secteur des infrastructures et des enclaves industrielles doivent s’inscrire dans la logique de l’approche britannique des PPP (Private Finance Initiative) dont les trois caractéristiques majeures sont : la globalité du contrat; le partage optimal des risques (d’où la création des SPV); et la minimisation du surcoût de financement. Le financement sur projet peut drainer d’importantes ressources à condition que le cadre juridique et institutionnel soit suffisamment souple pour donner de la marge aux arrangements contractuels, notamment pour optimaliser le partage des risques. La période coloniale est riche de ces expériences de PPP avec des niveaux de complexité contractuelle et financière moins élevés. L’ingénierie contractuelle et financière a depuis lors beaucoup évolué, d’où la nécessité pour le Congo de s’aligner sur ces pratiques internationales. Un changement d’attitude est donc indispensable, car on ne peut à la fois vouloir transférer le risque au secteur privé pour se doter d’une infrastructure nécessaire et ne pas isoler les actifs de sécurité. On ne peut à la fois vouloir désengager l’État et ne pas créer les instruments de désengagement. Constituer une entité ad hoc (SPV) implique le retrait des actifs appartenant à une ou plusieurs entités pour les confier à la nouvelle entité créée qui ne doit mener aucune autre activité que celle relative au projet pour lui permettre de construire, de posséder, et d’exploiter le projet. C’est certainement la chose la plus difficile dans un pays où les élites sont fortement attachées aux rentes présentes, qu’elles soient réelles ou supposées.
Et pourtant, le Congo n’a pas d’autres solutions que d’embrasser ce type d’arrangements. D’abord, parce que les besoins sont pressants. Ensuite, parce que le cadre légal existe. (…) Enfin, parce que les grands projets en cours de développement, plus particulièrement le projet Inga III, le port en eaux profondes de Banana, et la création des enclaves industrielles exigent ces mesures de facilitation. Il est évident que ces arrangements serviront aussi de catalyseur pour faire basculer le système financier national dans une autre ère. (…).
par DANIEL MUKOKO SAMBA.
Docteur en économiede l’Université de Tsukuba, Japon.
Professeur à l’Université de Kinshasa.